La Route 66 à peine née, ses promoteurs veulent en faire une célébrité. Mais comment faire ? Une idée folle germe alors dans leur esprit : organiser une gigantesque course à pied, entre Los Angeles et… New York !
En 1928, la Route 66 est encore toute jeune et méconnue de la plupart des Américains. Les membres de la National US 66 Highway Association cherchent un moyen de faire parler d’elle, afin qu’elle prenne place dans l’imaginaire populaire.
Lors d’un banquet – bien arrosé ! – organisé à Oklahoma City et regroupant quelques-uns des notables de l’état, l’un des convives aurait lancé : « Et maintenant, qu’allez vous faire pour la publicité de la Route 66 ? » Un autre lance du tac au tac : « Organisez une course à pied ! » À l’heure où l’automobile devenait un transport de masse, la réponse fait beaucoup rire les participants au dîner. Mais certains prirent l’idée au sérieux. Un journaliste présent ce soir-là s’adressa à Lon Scott, le directeur de la communication de l’Association : « Cette idée d’une course à pied, vous feriez bien de la creuser ! Vous ramasserez plus de publicité pour votre région qu’avec n’importe quelle autre idée. » Le reporter glisse un nom à l’oreille de Lon Scott : C. C. Pyle.
L’homme en question n’est pas un inconnu, c’est l’agent de bon nombre de sportifs, dont la légendaire tenniswoman Suzanne Lenglen. Surnommé « Cold Cash » ou « Cash and Carry », C. C. Pyle est rapidement motivé à l’idée de percevoir 100 dollars de frais d’inscription pour chaque participant, ainsi que les revenus de produits dérivés et autres sponsors. La National US 66 Highway Association prévoit quant à elle un budget 60 000 dollars pour l’événement. L’idée est de donner le départ à Los Angeles, de suivre le tracé de la Route 66 jusqu’à Chicago, avant de bifurquer vers l’est pour un finish au Madison Square Garden de New York. Le gagnant empochera 25 000 dollars (une petite fortune pour l’époque), et les villes alignées le long de la Route 66 bénéficieront des retombées médiatiques et commerciales de la course.
C. C. Pyle fait aussitôt éditer une abondante documentation sur cette course, qu’il baptise sans fausse modestie : « C. C. Pyle’s International Trans-Continental Foot Race », ajoutant, avec un sens certain de l’hyperbole, que remporter cette épreuve sera « l’exploit athlétique le plus prodigieux de toute l’histoire » ! La presse surnommera rapidement l’événement « Bunion Derby » : le derby… des oignons !
Des concurrents pieds nus, marchant avec une canne, ou chantant des airs d’opéra !
Le 4 mars 1928 en milieu d’après-midi, pas moins de 275 concurrents s’alignent au départ à Los Angeles. Il y a de tout : des Américains et des étrangers, des professionnels et des amateurs. Certains portent des bottes ou des mocassins indiens, d’autres sont même pieds nus ! L’un des concurrents est un homme âgé s’appuyant sur une canne. Un autre, acteur hollywoodien au chômage, porte une longue toge récupérée sur le tournage d’un film sur la Bible. À ses côtés, un philosophe Hindou psalmodie. Plus loin, un italien chante des airs d’opéra. Une foule hétéroclite qui aurait plu à Pierre de Coubertin… À côté de ces amateurs fantaisistes, il y a les pros du marathon. Comme Arthur Newton, un Anglais qui détient alors le record d’Europe sur 100 miles (161 km), ou encore Charley Hart, un autre Anglais qui a battu un cheval sur une course de 6 jours. À leurs côtés, quelques champions olympiques étrangers.
Le programme s’inspire du Tour de France cycliste, avec une distance réglementaire à parcourir chaque jour (de 26 à 130 km suivant le terrain) et une caravane accompagnant les sportifs, qui dorment chaque soir dans des tentes fournies par l’organisation. La caravane inclut également des diaporamas destinés à divertir les habitants des villes traversées. Le départ du Bunion Derby est donné à 15 heures 46 précises, devant plus de 500 000 spectateurs. Très rapidement, les abandons sont légion : 77 dès le premier jour, 12 le suivant, 18 le troisième. À Santa Rosa, au Nouveau Mexique, il ne restera plus que les 93 coureurs les plus déterminés… à la peau burinée par le soleil.
Il faut dire que l’épreuve est terrible. Les distances à courir chaque jour sont considérables. « Les marathoniens courent 42 kilomètres, mais nous avons fait plus que ça quasiment chaque jour pendant trois mois », racontera bien plus tard Harry Abrams, vétéran du Bunion Derby. Mais il y a aussi les rigueurs du climat : l’insoutenable chaleur du désert Mojave, le froid des montagnes en Arizona et au Nouveau Mexique. Quant au spectateurs, ils n’étaient pas toujours au rendez-vous, certaines municipalités traversées ayant refusé de sponsoriser la course, au grand dam de C. C. Pyle.
Un fils de fermier sort du lot…
Malgré tout, les coureurs s’accrochent. Pendant plusieurs jours, la course est alternativement menée par deux Finlandais (Willie Kolehmainen et Olli Wanttinen) et le marathonien anglais Arthur Newton. Mais au Texas, un outsider émerge parmi les leaders. Ce n’est pas un sportif professionnel, mais un fils de fermier ayant du sang Cherokee dans les veines : il s’appelle Andy Payne et porte le dossard numéro 43.
Après les terribles épreuves du désert et des montagnes où il a adopté un rythme prudent, Payne décide d’accélérer la cadence. Arrivé à la frontière de l’Oklahoma, son état de résidence, Andy Payne prend la tête de la course, devenant aussitôt un héros pour toute l’Amérique. Il est accueilli par une foule immense à Oklahoma City et à Tulsa. Des écoles interrompent leurs cours pour que les enfants puissent sortir acclamer le sportif.
Un peu plus tard dans la course, Andy Payne est rejoint par Peter Gavuzzi, un Italien installé à Southampton et habitué de ce genre de compétition. Les deux concurrents finissent par sympathiser, et courent souvent côte à côte. Un duel amical qui s’étendra du Kansas à l’Ohio, en passant par le Missouri, l’Illinois et l’Indiana. Mais une rage de dents contraindra Gavuzzi à l’abandon.
Il ne sera pas le seul à jeter l’éponge : des 275 concurrents au départ à Los Angeles, seuls 70 atteindront Chicago. À l’arrivée à New York après 87 jours et 5 500 km de course, ils ne seront plus que 55. Avec à leur tête Andy Payne, qui malgré son inexpérience aura dominé la compétition, avec une vitesse moyenne de presque 10 km/h.
À son retour en Oklahoma, Payne mettra à profit sa cagnotte de 25 000 dollars pour rembourser les traites de la ferme familiale. De son côté, C. C. « Cash and Carry » Pyle n’est pas rentré dans ses frais, et le fait bruyamment savoir. « On a beaucoup dit combien ces gars ont souffert », racontera-t-il à qui veut bien l’entendre, « mais pas un seul n’a souffert plus que moi ! » C. C. Pyle blâmera la National US 66 Highway Association et son communicant Lon Scott pour avoir davantage fait la promotion de la Route 66 que celle du Bunion Derby. De fait, c’était le but de l’opération : la Route 66 était désormais célèbre dans tout le pays !
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