La tragédie des migrants du « Dust Bowl » inspira à John Steinbeck l’un des chefs-d’œuvre de la littérature américaine : les Raisins de la Colère. En 1940, le cinéaste John Ford adaptera à l’écran la terrible histoire de la famille Joad, sans en affadir le message humaniste ni la portée sociale.
Lorsque John Steinbeck écrit Les Raisins de la Colère en 1938, les plaies de la Grande Dépression et du « Dust Bowl » ne sont pas encore cicatrisées. Il faut dire qu’elles sont profondes : le taux de chômage américain dépasse encore les 15 %, et la sécheresse perdure. Surexploitée des années durant par l’agriculture intensive, la terre arable n’est plus qu’une poussière qui s’échappe et parcourt des centaines de kilomètres au premier coup de vent. Les grandes plaines du Middlewest ont connu de terrifiants « blizzards noirs » : 38 tempêtes de poussière sont comptabilisées rien qu’en 1933. L’année suivante, plus des trois quarts des États-Unis subissent la sécheresse.
Les régions les plus touchées sont le Texas, le Kansas et l’Oklahoma. Certains fermiers prennent la route en quête d’une vie meilleure. Direction la Californie, présentée par de curieux tracts comme un pays de Cocagne planté de vergers où poussent oranges et raisins gorgés de soleil.
Ces migrants, que l’on appellera – souvent avec mépris – les « Oakies », empruntent la Route 66 vers l’ouest. C’est un mouvement de masse : on estime que deux millions et demi de personnes ont abandonné le Middlewest à cette époque, dont environ 200 000 se sont dirigées vers la Californie.
Steinbeck le révolté
John Steinbeck a été témoin de cette grande migration. Habitant en Californie, il a vu les Oakies parqués dans des camps de travail et l’accueil funeste qui leur était réservé. Il a réalisé une série de reportages sur le sujet pour The San Francisco News, et a également signé un pamphlet de 35 pages intitulé Their Blood is Strong. Steinbeck le révolté y trouve naturellement la matière d’un vrai roman contestataire : ce sera Les Raisins de la Colère.
John Steinbeck consacre le chapitre 12 à la Route 66. C’est là qu’il lui donne son légendaire surnom.
« La 66, le long ruban de ciment qui traverse tout le pays, ondule doucement sur la carte, du Mississipi jusqu’à Bakersfield… À travers les terres rouges et les terres grises, serpente dans les montagnes, traverse la ligne de partage des eaux, descend dans le désert terrible et lumineux d’où il ressort pour de nouveau gravir les montagnes avant de pénétrer dans les riches vallées de la Californie. La 66 est la route des réfugiés, de ceux qui fuient le sable et les terres réduites, le tonnerre des tracteurs, les propriétés rognées, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades qui hurlent à travers le Texas, les inondations qui ne fertilisent pas la terre et détruisent le peu de richesses qu’on y pourrait trouver. C’est tout cela qui fait fuir les gens, et par le canal des routes adjacentes, les chemins tracés par les charrettes et les chemins vicinaux creusés d’ornières les déversent sur la 66. La 66 est la route-mère, la route de la fuite.«
« Highway 66 is the mother road, the road of flight. »
Une œuvre à scandale
Le livre est publié en avril 1939 et est aussitôt l’objet de toutes les controverses. Les fermiers de Californie, qui n’y ont pas vraiment le beau rôle, montent au créneau et parlent de « propagande communiste ». Hommes politiques de tous bords prennent le relais. Le biographe Peter Lisca racontait en 1958 dans The Wide World of John Steinbeck : « Les Raisins de la Colère a été un phénomène d’ampleur nationale. Le livre a été interdit, brûlé par des citoyens, on en a débattu sur toutes les radios. Mais avant tout, on l’a lu. » La polémique entretient le succès du livre, qui sera réédité huit fois entre avril et août 1939 !
De son côté, le cauchemar du Dust Bowl touche à sa fin : à l’automne, les pluies reviennent et la terre redevient fertile. On érige des rideaux d’arbres pour que le vent n’emporte pas les sols et on organise la rotation des cultures afin de soulager l’humus. La plupart des émigrés Oakies retournent alors dans le Middlewest.
À Hollywood, le succès des Raisins de la Colère ne laisse pas indifférent. L’adaptation au cinéma d’un tel best-seller aurait toutes les chances de faire un malheur au box-office, mais les producteurs, majoritairement conservateurs, n’apprécient que moyennement la tonalité très sociale du roman. Darryl F. Zanuck, le patron de la 20th Century Fox, s’y intéresse cependant de près. Il y voit certes un pamphlet politique, mais également l’histoire d’une famille pleine de courage, le triomphe des petites gens sur la tyrannie de l’économie et les préjugés de classe.
John Ford derrière la caméra
Zanuck confie la réalisation du projet à John Ford. Auréolé d’un Oscar pour Le Mouchard en 1936, Ford est déjà une star à cette époque. Mais si Zanuck l’a choisi lui plutôt que Henry Hathaway ou Henry King, c’est parce qu’il a été particulièrement touché par le film Vers sa destinée. Dans ce long-métrage qui raconte les débuts du président Abraham Lincoln, John Ford manifeste une singulière compréhension des origines de l’identité américaine, et des relations entre les émois personnels et la politique. Pour Zanuck, le choix de Ford est dès lors parfaitement évident.
John Ford embauche le scénariste Nunnally Johnson pour réaliser l’adaptation, et fait appel à Henry Fonda pour le rôle de Tom Joad, l’ex-détenu revenu au foyer pour y découvrir la triste condition de ses proches. Le photographe Gregg Toland reçoit la mission délicate de mettre en images l’Oklahoma dévasté par la sécheresse et le faux éden de Californie, dans un noir et blanc solennel qui magnifie la gravité du propos.
Hollywood oblige, l’histoire sera remaniée par rapport au roman. À la fin particulièrement lugubre de ce dernier – où la jeune Rose de Sharon qui accouche d’un enfant mort-né donne le sein à un homme trop affaibli pour manger – John Ford et Nunnally Johnson substituent un monologue fort et poignant de Ma Joad, superbement incarnée par Jane Darwell.
Le film est projeté en première le 24 janvier 1940 à New York et sort dans toutes les salles le 15 mars. Il vaudra à John Ford l’Oscar du meilleur réalisateur, devant des sommités telles que George Cukor, William Wyler ou… Alfred Hitchcock (qui présentait Rebecca). Quant à Steinbeck, son roman lui vaut le Prix Pulitzer.
Un héritage bien vivant
Il reste peu de choses aujourd’hui du scandale causé à l’époque par Les Raisins de la Colère. Le roman est devenu un classique de la littérature, abondamment étudié dans les classes américaines et suffisamment fort pour émouvoir au-delà des générations. Quant au film, il reste l’une des œuvres majeures du cinéma hollywoodien d’avant-guerre. Et si la Route 66 a officiellement disparu, Steinbeck et Ford ont contribué à la rendre immortelle.
Voir aussi :
– Les grandes dates de la Route 66
– Bibliographie de la Route 66
– La Route 66 en Oklahoma
– La Route 66 en Californie
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